samedi 7 avril 2018

MON FILS, LA POUDRE ET LES BALLES

Il va avoir douze ans. L’âge des questions existentielles a commencé. Etre papa devient bien difficile. On a, en face de soi, les médias et leur cortège de stéréotypes, les profs engoncés dans leurs certitudes. Que répondre ?

« Papa, tu crois qu’il y aura la guerre ?

Pas sûr. Mais, statistiquement, plus il y a d’années de paix, plus les risques de guerre augmentent.

Qu’est ce que je dois faire ? Maman dit qu’on partira à l’étranger.

C’est pas gagné. Trouver le pays d’accueil, passer les frontières, se réinstaller…

Ouais, mais tu réponds pas… Qu’est ce que je dois faire ?

Des études, mon chéri. Avec au bout, un beau diplôme qui te permettra d’entrer dans l’armée.

Dans l’armée ? t’es con, papa. Dans l’armée je vais devoir faire la guerre. C’est pas le but.

La guerre, mon chéri, est moins importante que ses effets. Or, depuis près d‘un siècle, on sait que les effets de la guerre portent sur les populations civiles. Quand il y a la guerre, il meurt plus de civils que de militaires. En portant l’uniforme, tu te protèges.

Ouais, mais les militaires se font tuer quand même. J’ai pas envie.

Regarde les statistiques, mon chéri. Ceux qui se font tuer, ce sont les soldats, les hommes du rang ainsi que les sous-officiers. Autrefois, on disait « la chair à canon ». Fais des études, on choisira les filières. Et quand tu seras officier, puis, rapidement, officier supérieur, tu échapperas au risque. »

Après, je dois expliquer. Les filières ? Ben oui. Tu peux intégrer l’armée après Sciences Po. Devenir un spécialiste de l‘intendance ou de la logistique. Tu peux faire de la géographie ou de la cartographie. Dans tous les cas, ton risque est nul vu que ce n’est pas un risque opérationnel. Je lui raconte. Moi, comme réserviste, j’étais à Taverny en cas de mobilisation. Servir en guerre avec 30 mètres de béton sur la tête, c’est plutôt tranquillisant. Il me regarde, bizarrement.

« Et moi ?

Quoi, toi ?

J’aurais été où ?

Ben, avec maman, dans Paris.

Pas protégés ?

Ben non, civils. Je t’ai expliqué. Civils, ça veut dire victimes aujourd’hui. »

Il me regarde encore plus bizarrement. Je dois lui paraître un poil égoïste. C’est pas totalement faux. Il faut lui expliquer que l’état de guerre, c‘est un peu spécial. On n’est pas vraiment libre. Lui expliquer aussi qu’un spécialiste, ça fonctionne pas pareil.

« Mais papa, tu aurais pu tuer des gens.

Non, mon chéri. Je n’aurais pas eu à choisir des cibles. J’aurais eu à donner des informations au gradé qui choisit. C’est tout. Le choix de la cible n’était pas de ma responsabilité, l’ordre d‘attaque ou de tir, non plus.

Mais, au bout, y’a des morts.

Forcément. »

Là, ça devient compliqué. Il faut expliquer qu’un massacre médiatisé n’est plus un massacre. Il y a tellement d’étapes. Même le mec qui appuie sur le bouton est innocent. Et personne ne voie rien, ne constate rien. Chaque geste est déconnecté du réel.

J’avais préparé des infos et des cartes dans les années 80. Je ne savais absolument pas pourquoi. Le hasard a voulu que, dix ans après, je rencontre un officier brillant et sympathique qui avait utilisé mes infos. Son boulot était de guider des Jaguars en mission de bombardement. Les docs que j’avais préparés étaient nickel. Sans cette rencontre fortuite, je n’aurais rien su. Evidemment que, au bout de la chaine, il y avait de la viande froide. En étais je responsable ? Depuis plus de vingt ans, je me pose la question. Et depuis plus de vingt ans, je réponds par la négative.

Inutile de me parler des SS qui exécutaient des ordres sans réfléchir. Oui, j’ai été un élément dans la chaine qui a conduit à des massacres. Et oui, j’ai été un élément déterminant vu que j’avais bien fait mon boulot. Après, je me suis construit un catalogue d‘excuses comme quoi je ne savais pas, je n’avais aucun moyen de savoir. Et que, de toutes façons, comme je n’avais pas vu les corps, ces massacres étaient de simples fantasmes, une construction intellectuelle

Il a compris, je crois. Il est de la génération jeux vidéos. Tant que t’as pas devant les yeux la viande froide, les mouches, l’odeur, les odeurs, la mort n’existe pas. Ta responsabilité, non plus. La guerre médiatisée n’est plus la guerre.

J’ai plus qu’à me renseigner. Faut que je lui trouve les bonnes filières. Parce que la poudre et les balles du petit Grec hugolien, c'est plus de saison.


On en reparlera…

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